mercredi 2 août 2023

Recommandation de lecture: Suis-je suffisamment malheureux pour que le risque de l'intervention chirurgicale devienne justifié ?

Soumis à des contraintes sociales croissantes, qui leur font exigence de se maintenir en " bon état de marche ", les patients sont très assurés — sinon bien informés — de ce qu'ils demandent au chirurgien, mais ils ont perdu le fatalisme d'antan face aux complications de nature infectieuse ou autre de l'opération.

Une décision chirurgicale ne peut pas se prendre sous la couverture imaginaire du mythe sécuritaire (100% succès de l'intervention chirurgicale); pourtant, nous savons bien que les risques afférents - s'ils ont spectaculairement diminué, demeurent.

Notre culture véhicule une vision majoritairement " mécanicienne " du corps. Dans une telle vision, pas de no man's land entre le normal et le pathologique : cela " marche ou ne marche pas ". À partir donc du moment où s'annonce une dégradation, la suite est inéluctable, sauf intervention restauratrice qu'il n'est, dans ce contexte, jamais rationnel de retarder. Georges Canguilhem a pourtant bien montré l'importance de cette large zone intermédiaire où se joue la capacité du biologique de faire face au pathologique et la rationalité médicale a bien compris que cette considération, loin d'être abstraite, était au centre d'elle-même.

Si un patient peut toujours " échapper " à la prescription de son médecin, son rapport avec le chirurgien est marqué par le caractère irréversible de l'intervention. La perspective d'une atteinte à l'intégrité corporelle situe ce rapport sur un horizon de violence qui ne doit jamais être perdu de vue, même si la spécialité exercée par le praticien lui confère à chaque fois une tonalité particulière. Il n'est pas tenu le même langage dans un centre anticancéreux que dans une clinique de chirurgie esthétique mais la hantise de l'irréversible n'en est pas moins toujours présente.

C'est-à-dire que dans la grande majorité des cas il doit se donner du temps pour faire avec le patient le tour du problème. " Qu'est ce que je risque si j'attends ? " Cette question légitime lui est très souvent renvoyée. Un raisonnement mécanicien part du principe qu'il vaut mieux réparer sans tarder car le résultat de l'intervention sera d'autant plus favorable que les lésions seront plus limitées. À l'inverse, donner les éléments sur l'évolution prévisible et affirmer que c'est la douleur qui est l'élément majeur de la décision change la donne : le patient a en main l'élément clé. À lui de se poser et de poser les bonnes questions: Ai-je réellement besoin de me faire opérer ? Le risque mérite-t-il d'être couru ? Quand faut-il le faire (au regard de mes obligations professionnelles et familiales) ? Parvenir à ces questions pertinentes demande du temps et justifie de suggérer une nouvelle consultation à seule fin de laisser au patient le temps de la maturation nécessaire.

La seule question qui se pose in fine au chirurgien est donc : " ai-je réellement réussi à persuader mon patient qu'il y avait un risque à prendre et qu'il le prendra en connaissance de cause ? ", c'est-à-dire après avoir répondu positivement à la question " suis-je suffisamment malheureux pour que le risque de l'intervention devienne justifié ? ". Parler risques revient à dire " les risques, c'est vous qui les prenez, mon travail à moi est de les limiter au maximum, mais 100 % de succès cela n'existe pas. " Il faut, pour que cela soit clair, avoir constamment veillé à faire entendre que l'on n'avait " rien à vendre " et à laisser le temps voulu à la réflexion.

Extraits de l'article: "Le principe de la décision opératoire en chirurgie orthopédique". Ce texte est le fruit de la relecture d'une pratique professionnelle de chirurgien orthopédiste exercée depuis 20 ans au sein d'un hôpital universitaire. Auteur : Olivier Gagey, Service d’orthopédie et traumatologie, CHU Bicêtre, AP-HP, Département de recherche en éthique Paris-Sud 11 / AP-HP. Publié le : 17 juin 2003.

"Une chirurgie dont il est exigé qu’elle s’active à améliorer à tout prix la qualité de vie par des réparations fonctionnelles de plus en plus hardies, et surtout par la suppression de la douleur, ne peut pas ne pas connaître la tentation d’une régression à un modèle mécanique du corps."

Sources:

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